Balmat, en tant que montagnard, n’était pas fait pour un cimetière humain.
Rien ne le pousse vers l’épopée du Mont-Blanc si ce n’est sa radieuse obsession, bien plus que la prime de De Saussure. Il faut dire qu’il ait été prédestiné pour avoir surmonté tout ce qui lui barrait la route, tous les obstacles accumulés entre son désir, sa volonté et le but : le plus haut sommet du vieux monde. Aujourd’hui encore, l’ascension du Mont-Blanc, qui a cessé d’être une ascension vraiment périlleuse, reste une entreprise grave par la longueur épuisante de ses pentes de neige et la traversée d’immenses glaciers, par sa durée surtout qui laisse toujours redouter un changement de ciel, l’assaut d’une de ces tempêtes de neige qui ont eu raison de temps de cordées.
Jacques Balmat attaque la montagne tout seul. Avec ses moyens primitifs, sans rien connaître des voies d’ascension, doublant la durée de l’aventure par la recherche constante de la route dans ce labyrinthe de gouffres à moitié cachés et le long de pentes vertigineuses où il creusait des pas du bout de son bâton ferré. Il donna l’assaut seul. Il savait par son expérience de chercheur de cristaux que le soleil sur la glace brûle les yeux et qu’il pouvait se trouver aveugle, perdu dans un monde ennemi. Il savait que cent phénomènes des grandes hauteurs pouvaient réduire sa volonté à l’impuissance et le mater dans sa chair et dans ses muscles. Balmat partit seul!!!
À l’exception de Pierre Simond qui avait essayé assez timidement une route par le Géant et par les Bossons, ceux qui, alléchés par les promesses de De Saussure et de Bourrit à qui trouverait le chemin du sommet, Michel et François Paccard, Kouteran, Victor Tissai dans les régions même basses du massif ne se risquaient qu’en équipe. D’ailleurs, pendant longtemps, l’expédition parut si effrayante qu’on ne l’entreprit qu’en grandes caravanes de quinze, vingt personnes, pour chercher dans le nombre et dans les présences une assurance, un réconfort moral. Balmat partit seul!!!
Lutter contre les légendes et les esprits!
Il avait à lutter encore contre un autre obstacle et puissant : quinze siècles de légendes terrifiantes, accumulées obscurément en lui. Chamonix avait toujours vécu en dehors du monde, enfermée en soi-même, ignorée, sauvage, si sauvage qu’alors qu’en Europe la personnalité humaine avait depuis longtemps pris sa valeur et son sens, dans la vallée, on faisait encore « don » d’hommes, on échangeait encore des hommes. Le nom de Chamonix n’était même pas marqué sur la plupart des cartes de la région. Ceux qui connaissaient l’existence de la vallée et de ses « glacières » se la représentaient comme une sorte de contrée barbare, dangereuse, assez semblable à ces régions anthropophagiques de l’autre côté du monde, entrevues et décrites par les Lapérouse, les Bougainville…
La « Montagne Blanche » n’était pas défendue que par les dangers matériels et les périls réels. On se doute bien que l’imagination d’une vallée aussi isolée, aussi repliée sur elle- même avait enfanté mille légendes, mille histoires. La montagne déserte, inviolée, silencieuse, inconnue, appartient alors à la race redoutable des gnomes, des lutins, des farfadets. L’âme des morts hante ses enfers de rocs et les fantômes s’ébattent au milieu des séracs et des gouffres bleus. L’ironique Servant est l’esprit le moins funeste de tous, quoique encore mauvais. Les vampires rôdent autour des cadavres des chasseurs qui ne sont jamais redescendus et les revenants effleurent de leurs formes impalpables la face pale des séracs. Les veillées frissonnent de traditions d’abeilles envoûtées, du sinistre récit de la génisse d’Emaney. Les Chamoniards — plus que tout autre groupe de paysans, autant que les Bretons — vivent dans l’atmosphère du fantastique qui enveloppe toutes les Alpes.
En 1867 encore, Carrel en voyant dégringoler les blocs que Whymper envoyait du sommet du Cervin dans l’exaltation de sa victoire, crut à un bombardement des « esprits » auxquels il se reprocha de ne pas avoir cru dans la vallée : on ne douta pas un instant que ce ne fussent les gardiens invisibles du pic qui, à la descente des vainqueurs, s’étaient vengés en précipitant sur le glacier de Zmutt quatre sur sept de leurs contempteurs. Bürgener, affirme Mummery, cent ans après Balmat, croyait encore aux sarabandes de trépassés.
Contre ce monde invisible, menaçant, terrifiant, Balmat part seul.
L’ascension…
Quand les Paccard et leurs deux compagnons revinrent de leur première exploration, ils trouvèrent le gosse qu’il était alors au sommet de l’immense éperon rocheux qui borne le bas glacier des Bossons et pointe vers les Grands Mulets. Il les attendait, grelottant de froid, mais anxieux de savoir s’ils lui avaient volé le rêve qui peut-être obscurément le tourmentait déjà. En tout cas, il se prépare, il s’entraîne à la périlleuse moisson des quartzs fumés, des onyx, des agnathes de tous genres.
Tout à coup, en même temps que son adolescence, éclate un amour. Il s’aperçoit qu’il est ensorcelé. Son existence prend un sens : il ira à la conquête du sommet du Mont Blanc. C’en est fini désormais des pauvres courses minéralogiques. Déjà réputé pour son courage et sa hardiesse de grimpeur, mais doutant encore de lui-même, il convainc un de ses arnis, Marie-Couttet, et avec lui, il se met en route pour la cime déjà assaillie par d’autres et vierge. Il a dix-huit ans. Il choisit le chemin sur lequel Simond a déjà échoué, et il entraîne son camarade. Au delà du col du Géant, ils ne purent plus avancer que pas à pas, en sondant avec leurs bâtons la neige qui recouvrait d’immenses crevasses. Puis la pente se redressa et sa rapidité aurait fait reculer tout autre que Balmat. Son audace et son habileté émerveillent le bon montagnard qu’est Couttet qui le suit aveuglément, Enfin ils se trouvèrent face à face avec l’arête de glace et de rochers qui sépare le glacier du Tacul du passage qu’on appela par la suite « le Corridor ». Elle était infranchissable. Assurément, ce n’était pas par là qu’on trouverait le chemin du sommet. Cachat avait raison de railler les deux amis, et Tairraz a tort de les défendre. Pour cette tentative avortée Balmat s’était vêtu de ses habits de fête. Et de fait, les effroyables dangers qu’ils avaient affrontés, la terrible nuit de froid qu’ils avaient passée sur le glacier au pied du pic du Tacul avaient été une fête pour lui. Il s’était pour la première fois mesuré lui-même. Il s’était enfin rencontré. Il avait compris ce qu’il était et ce qu’il valait.
Deux ans plus tard, Balmat se marie avec Jeanne-Marie Simon. Il est probable que sa femme, terrifiée par sa réputation, lui arrache la promesse de renoncer à son idée fixe, la Montagne Blanche. Comment expliquer autrement le refus de cet enragé de prendre part à l’expédition à laquelle Couttet le conviait et qu’il avait décidée avec Joseph Carrier, Lombard- Meunier, dit «Grand Jorasse»? Couttet l’avait jaugé du premier coup quelques mois auparavant au Tacul, dans la paroi des Courtes. Il le savait seul capable de dompter la Montagne Blanche. Qui lui imposerait sa volonté, sinon lui ?
Cette caravane, sur les traces des Paccard, de Coutereau, de Tissai, qui visait le Goûter par le mur de la Côte, fut vaincue par l’étouffante chaleur du soleil sur la neige. « Grand Jorasse » faillit mourir d’insolation. Quand à Jacques… la gloire voulait qu’il échappât au servage de ses promesses. Ce qu’il y avait en lui était trop puissant et trop grand pour que, loin de la frêle femme qui les avait imposés et reçus, la majesté des serments pût arrêter son Destin. De Courmayeur où il avait conduit un touriste par le col de la Seigne, il retrouve tout à coup la Montagne Blanche, sa Montagne Blanche. Tout à coup le désir qu’il avait enchaîné fait sauter ses entraves. L’obsession engourdie souffle en ouragan… Qui saura son parjure, si loin de sa maison des Pèlerins, de son village ? Jacques, comme un écolier qui profite du temps où on ne le voit pas, regardant presque autour de lui si personne ne l’épie, se décide soudain. Peut-être y a-t-il une route de ce côté du massif ! Une route pour où ? Pour le sommet de la Montagne Blanche, parbleu !
Monter là-haut ! Monter le premier ! Cette idée fixe devient pour lui une souffrance. Il rôde autour du Mont Blanc, usant sa vitalité, scrutant son ennemi, le fouillant de sa lorgnette, cherchant inlassablement de loin le passage qui le conduira à la victoire. Heureusement qu’il jouit de quelque aisance. Comment vivrait-il avec les siens, incapable qu’il est de fuir dans le travail son obsession ?
Depuis des années, on cherche la route par le Dôme du Goûter, au point que tout un groupe de Chamoniards prétend que l’ascension ne se fera que de Saint-Gervais. Ce n’est pas l’avis de Jacques qui pense que la route doit être ailleurs ? Un jour, du Brévent, en examinant l’arête terminale de gauche, il découvre soudain les deux bandes parallèles des Rochers Rouges sur le mur de glace. C’est l’illumination. Il a trouvé. Il en est certain. Quel retour chez lui ce soir-là ! Il ne s’y attarde pas. Il s’y sent mal à l’aise. Les heures qu’il laisse passer lui semblent un attentat contre lui-même. Il chante en lui que 1786 sera l’année glorieuse de la Victoire. Ses yeux sont pleins de ces Rochers Rouges qu’il vient d’apercevoir. Ils en débordent. Ils ne voient plus rien d’autre au monde. C’est là sa route. La frénésie le prend de les forcer immédiatement comme dans un ouragan de désir, on force une fille. Désormais c’est la dernière phase de la bataille qui s’engage, le corps à corps. Sans désemparer Balmat va porter à la Montagne qui est devenue pour lui l’ennemie adorée les coups décisifs. Quelques provisions dans son sac poilu et il s’en va coucher au sommet du mur de la Côte. Il fait à peine jour qu’il se débat déjà au milieu des crevasses de la Jonction. 11 dédaigne les Grands Mulets, traverse le Grand Plateau, longe les assises des Monts-Maudits et soudain son coeur s’arrête… Il aperçoit le sommet, ce dôme de neige un peu pointu qui est le sommet. Comme il s’en est rapproché ! Maintenant, il a devant lui les redoutables pentes de neige délimitées par les deux bandes de rochers qu’il a choisies pour en faire sa voie triomphale. Une immense crevasse, une rimaye, l’empêche de s’élancer. Il tente de la franchir à droite, à gauche, sur des ponts de neige trop fragiles qui s’écroulent les uns après les autres. Il suit le bord du gouffre riant et sacrant, cherchant son passage… Impossible. Mais du moins, quand, gonflé de bonheur et épuisé, il reprend, le soir tombant, la route des Grands Mulets, il est désormais sûr de vaincre. C’est par là qu’il faut monter. Une rimaye, si formidable soit-elle, n’arrête pas éternellement un homme comme lui. Il fait halte vers un rocher, éreinté, tombe sur la dure et s’endort mal. Il se réveille gelé, les jambes lasses, douloureuses… et il reprend la direction des Rochers Rouges ! Mais, décidément, non ! Il est mal en train. Depuis deux jours il donne un trop rude effort. Il a passé une trop mauvaise nuit. Il rebrousse chemin et, à grande allure — du moins, autant que le lui permet le glacier il se dirige vers le mur de la Côte. Après s’être assoupi quelques heures, sur terre ferme, à l’abri du danger, il descend enfin vers son foyer.
Et soudain, il s’arrête net. Son corps mouillé se réchauffe tout d’un coup. Ses jambes lourdes se détendent. Il ne grelotte plus. Il n’est plus fatigué. Mais il tremble de colère. Équipés pour lui arracher sa conquête, pour lui voler son Mont Blanc, trois guides, Jean-Michel Tournier, François Paccard et Joseph Carrier s’en vont à leur tour à l’assaut. Ils représentent les partisans de la route de Chamonix. Deux autres des leurs, Jean- Marie Couttet et Pierre Balmat montaient à la même heure de Saint-Gervais vers Pierre-Ronde ayant foi dans cette autre route. Les caravanes devaient se rencontrer sur le Goûter. Visiblement, au ton de leur salut, à la blague qu’ils jettent à Jacques pour expliquer leur course, ils ne veulent pas de lui parmi eux. Celui-ci comprend. Jalousie ! Rivalité entre guides professionnels et chercheurs de cristaux ! Désir aussi de garder pour eux trois la prime de de Saussure. Mais ils ont compté sans l’indomptable.
Celui-ci dévale la piste, rentre chez lui, embrasse les siens, change ses vêtements mouillés, refait ses provisions, remplit sa gourde, et malgré les deux jours et les deux nuits qu’il vient de passer, aussi frais que s’il émergeait de ses draps, dans la nuit, il se remet en route. Miracle de la passion ! Les sportifs doivent admettre avec admiration que Balmat en ces quatre jours battait tous les records passés et à venir d’endurance.
Il rejoint la caravane qui a bivouaqué, la réveille, la secoue, l’entraîne et, ô surprise, conduit sans une faute, sans une défaillance, ces guides éprouvés jusqu’au rendez-vous où ils arrivent avant ceux de Saint-Gervais. Quand on fut au complet, ces six gars solides et expérimentés attaquent la grande arête terminale, qui, plus tard, s’appellera : les Bosses. Et d’abord c’est une partie aisée ! Évidemment, à droite et à gauche, sur la France et sur l’Italie, descendent ou plutôt filent d’effroyables pentes glacées, lisses comme des miroirs ou des falaises de rocher vertigineuses. La chute ici est irrémédiable. Mais ces voltiges aériennes sont le pain quotidien de ces coureurs de montagne. Tant qu’ils ont la place d’avancer les deux pieds l’un à côté de l’autre !… Mais bientôt, c’est l’un derrière l’autre qu’il faut lec poser. L’arête s’amincit et se transforme en corde raide. Et un peu plus loin ce n’est même plus la corde, c’est la lame de rasoir. Balmat qui, seul de tous, a osé continuer, est obligé de se mettre à cheval sur le tranchant de la glace. Sous sa semelle gauche, il a sa vallée. Sous ra semelle droite, le Piémont. Il travaille, des bras surtout. Dans cette position émouvante, il gagne quelques mètres. Puis il s’arrête. Impossible d’aller plus loin. Encore une fois la Montagne Blanche lui résiste. Apre et acharné duel d’un homme contre une cime. Difficilement, avec d’infinies précautions, calculant chacun de ses gestes, il commence à descendre, dans la même position, regagne la partie un peu moins farouche de l’arête et se retourne… Il est seul. Les autres ont déjà battu en retraite. Dans l’histoire de la Montagne, c’est une félonie unique que cet abandon d’un camarade en péril. Mais au fond, n’etait-il pas décidé, déterminé par le Destin ou par la nature de Balmat lui-même, par ce qui émanait de lui, qu’il trouverait tout seul la route du Mont Blanc ? Revenu dans des régions un peu moins scabreuses, il reprend un instant son soufle et puis tout à coup, lancé par une force inconnue, il descend comme un fou jusqu’au Grand Plateau, le traverse, se retrouve devant la rimaye qui l’a arrêté trente-six heures plus tôt, la franchit presque en rêve et commence à se tailler du bout de son bâton ferré et de sa semelle un escalier de géant dans une des pentes let plus rudes qu’on puisse rencontrer. Bientôt, il est suspendu par le bout des doigts et le bout de la semelle au-dessus du gouffre. Mais aucune description de cette extraordinaire escalade ne vaut son propre et simple récit : « Ce n’était ni facile ni amusant, je puis vous l’assurer, de demeurer suspendu, pour ainsi dire, sur une jambe avec un abîme au-dessous et d’être obligé de fabriquer cette sorte d’escalier. Mais à la fin j’arrivai au Rocher Rouge. Àh! je suis là, me dis-je. Il n’y a plus d’obstacles pour empêcher l’escalade, plus de marches à tailler. »
En effet, devant lui, une pente unie, très douce, conduisait paresseusement au sommet. Il n’y alla pas ce jour-là. La nuit tombait. Un brouillard de plus en plus dense, de plus en plus mauvais envahissait, rongeait pour ainsi dire la montagne et le monde autour de lui. Cet homme des monts savait ce que veut dire le brouillard à ces hauteurs, quand on a à descendre un mur de glace et à franchir une rimaye qui se défend. Et puis, qui le croira, en bas, sur la terre des hommes, s’il arrive seul au but vers lequel sont découplés tant d’appétits et tant d’orgueils ? Désormais la cime est à sa merci. Rien ne peut plus la lui enlever. Du point où il est jusqu’à elle il n’y a plus aucun obstacle. Il cueillera le triomphe définitif quand il voudra. Ah ! que les autres ont bien fait de l’abandonner ! S’ils l’avaient attendu, il redescendait avec eux. A quoi tient une victoire ! C’est leur lâcheté qui a jeté sa volonté au suprême assaut. C’est leur félonie qui a fait de sa fierté l’instrument de sa réussite ! Balmat est ainsi fait que (comme Antée en touchant la terre), il ressuscite les forces de son âme et de son corps dans la solitude.
Il redescendit l’infernale pente de glace qu’il avait eu tant de peine à escalader, hanté par une terreur, lui, l’impavide… Ses yeux se troublaient… un brouillard envahissait ses pupilles brûlées par la lumière sur la neige… Quand il arriva au Grand Plateau il était presque aveugle : « … Je ne distinguais plus rien ; j’avais des éblouissements qui me faisaient voir de grandes taches de sang. » Il éclairait péniblement sa marche de son bâton tendu en avant. Tout à coup, son bâton rencontra le vide. Il était arrivé au bord de la grande crevasse. Il ne fallait pas songer à la franchir dans ces conditions. Il se prépara donc à passer une quatrième nuit dans ces déserts de neige, de glace et de gouffres. C’est cette nuit-là que Balmat donna toute sa mesure. C’est cette nuit-là qu’il fut le plus grand ! A tâton, il cherche une place le long de l’abîme. Il y jette son sac vide et s’asseoit dessus. Il y a beau temps qu’il n’a plus une goutte à boire, une miette à manger. Il prend sa tête entre ses mains. Il est perdu, aveugle, dans la nuit de ces solitudes ennemies. Dans quel coin de ce chaos monstrueux a-t-il échoué ? Redescendra-t-il jamais ? Dans le silence terrifiant de ce monde polaire, tout autour de lui, le glacier craque, comme les os d’un monstre qui se retourne, les avalanches nocturnes se détachent avec un claquement bref de chêne éclaté et roulent avec des grondements de fauve en colère. A quoi pense ce vainqueur naufragé, cette épave triomphante ? Que ses camarades félons ont depuis longtemps rallié Chamonix et sont paisiblement étendus à cette heure : « Peut-être n’y en a-t-il pas un parmi eux qui pense à moi, ou, s’il y en a un qui pense à Balmat, il dit en tisonnant ses braises ou en tirant sa couverture sur ses oreilles : « A l’heure qu’il est cet imbécile de Jacques s’amuse probablement à battre la semelle ! Bon courage, Balmat ! » Battre la semelle ! C’est la première fois qu’il s’assoit depuis près de cent heures… Ses jambes engourdies ne le portent plus. Il se sent piqué à la figure, aux mains, au cou par des attouchements glacés. Il neige ! S’il ferme les yeux, il est perdu. Le froid l’enlacera, les flocons l’enseveliront, il ne se réveillera plus jamais. On ne saura même jamais ni où ni comment il a fini. Mais sa volonté de fer est d’une trempe à tout affronter.
Face à face avec la mort qui le provoque, elle domine son corps, son intelligence, la neige, le silence, la solitude, la Montagne ! A certaines heures des hommes comme Balmat modifient l’inéluctable, changent ce qui est écrit. Pendant toute la nuit il torture sa chair pour la contraindre à veiller. Il se raidit, il crie, il s’agite, luttant contre la mort qui s’est faite sommeil pour le terrasser. Le froid fait éclater la peau de ses mains. Vers deux heures du matin ses yeux se guérissent un peu. Il peut voir un peu plus tard rôder dans l’immense vallée blanche la première grisaille qui précède l’aurore et qui, émergeant des gouffres, coulant des arêtes, rend aux spectres qui l’ont menacé dans la nuit leur forme de montagnes, de séracs, de rochers… Au-dessus du chaos, roi couronné par la grâce de la première goutte de pourpre tombée du ciel, dans l’air doré par cet éternel printemps quotidien qu’est l’aube, le sommet du Mont Blanc !
Balmat boucla son sac. Quelques heures plus tard il était chez lui. Il s’abattit sur le foin de sa grange et dormit un jour et une nuit sans même remuer. 11 s’éveilla en murmurant : « J’ai ma route. »
Mais ici se posa devant lui un problème : sous peine de se voir voler la conquête définitive, il lui fallait garder son secret. D’autre part, sous peine de ne pas être cru, il lui fallait un témoin de sa prochaine victoire. Qui ? Il passa tous les Chamoniards en revue pour les écarter un à un, même son vieux Marie Couttet qui Pavait, trahi. Que de jalousies, de haines, de méchancetés autour de lui ! Enfin, son choix se fixa sur le docteur de la vallée, Paccard, un ami, bon grimpeur, jeune comme lui, dont la parole (au retour) ferait autorité. Paccard lui promit et garda le secret.
Divers incidents domestiques et surtout le mauvais temps immobilisèrent les deux complices pendant trois semaines. En vérité, le docteur, suivant l’idée de son époque, craignait de tenter à deux hommes seulement une pareille escalade.
Pourtant le 8 août 1786, partis chacun de leur côté pour ne pas éveiller les soupçons, ils se rejoignent sur la montagne de la Côte et dorment au sommet de cet éperon rocheux. À une heure du matin, ils se mettent en route. Paccard fit la moue et regarda avec inquiétude l’endiablé qui le conduisait quand Jacques lui montra en riant, sur les rochers des Grands Mulets, l’endroit où il avait passé sa première nuit. Négligemment, dissimulant sa crainte d’une perspective qui ne P enchantait pas. il demanda :
« Crois-tu que nous arriverons aujourd’hui au sommet du Mont Blanc ? »
Le vent se mit à souffler rudement, enlevant jusque vers Courmayeur le chapeau du docteur, ce qui le démoralisa quelque peu. Et puis, il faut bien le dire, Balmat soulevé d’enthousiasme, marchait d’un train d’enfer.
Au sommet de la côte des Rochers Rouges, Paccard n’avance plus qu’à quatre pattes. Il n’abandonne cette peu noble position qu’au rocher des Petits- Mulets, quand Balmat lui montre dans sa lunette tout Chamonix ameuté autour de la marchande de sirop qu’il a chargée de surveiller leur arrivée au sommet.
Mais il est évident que le docteur n’ira pas plus loin. Il est à bout de forces. Un mystérieux sort voulait que Jacques Balmat conquit seul la cime. Ayant épuise ses encouragements et ses objurgations, il installe son compagnon à l’abri du vent, si violent qu’il les avait tenus plaqués contre la neige pendant dix minutes… et il continue. Plus de difficultés, sinon celle de respirer à une telle altitude. Il va, la tête baissée, lentement et tout à coup, bouleversé d’émotion, n’osant pas croire à la réalité, il s’aperçoit qu’il a atteint une pointe qu’il ne connaissait pas :
« … je relevai la tête et je m’aperçus que j’étais enfin arrivé sur la sommité du Mont Blanc… Alors je retournai les yeux autour de moi, tremblant de me tromper, et de trouver quelque aiguille, quelque pointe nouvelle, car je n’aurais pas eu la force de la gravir ; les articulations de mes jambes me semblaient ne tenir qu’à l’aide de mon pantalon. Mais non, non, j’étais au terme de mon voyage. J’étais arrivé là où personne n’était venu encore, pas même l’aigle et le chamois ; j’y étais arrivé seul, sans autre secours que celui de ma force et de ma volonté ; tout ce qui m’entourait semblait m’appartenir ; j’étais le roi du Mont Blanc, j’étais la statue de cet immense piédestal… Alors je me tournai vers Chamonix, agitant mon chapeau au bout de mon bâton, et je vis, à l’aide de ma lunette, qu’on répondait à mes signes. Mes sujets de la vallée m’avaient aperçu. Tout le village était sur place. »
Oui ! Statue de la volonté obstinée qui a accompli son destin. Désormais la vie de Balmat était révolue. Sa tâche était achevée. Il avait cru. Il avait voulu. Il avait vaincu.
De son chapeau levé à bout de bras il balaya une dernière fois le ciel, tourné vers Chamonix. Puis il se mit à redescendre.
Telle est la statue du héros. Jusqu’à ce jour, elle est restée solidement boulonnée dans le modèle que nous venons de reproduire, malgré les documents qu’on a sortis et les coups de pioche qu’on lui a assénés. Il y a peu de chance pour que les avocats de Paccard arrivent jamais à la renverser. On ne retouche pas la physionomie ni l’histoire des héros de légende.